Port-Jeanne-d’Arc, de rouille et de gloire passée…
La maison est rouge, les pièces sont claires, les chambres s’appellent des « stue». Devant le petit ponton en bois, le fjord étale ses eaux calmes entre les îles. Des croix luthériennes sur la crête marquent les tombes d’un cimetière oublié. Dehors des treuils, des rails, des chaudières, des ateliers, nous sommes dans un village baleinier. Le seul que la France n’ait jamais eu. Puisque bien sûr, nous ne sommes pas en Norvège, même si tout nous porte à croire que nous sommes tombés dans une faille spatio-temporelle.
Le village de Port Jeanne d’Arc.
Ici, c’est Port-Jeanne-d’Arc, trois heures de navigation de Port-aux-Français. Un musée à ciel ouvert dans le golfe du Morbihan. Les derniers témoignages d’un des projets des frères Bossière, ces « armateurs du rêve » havrais qui avaient obtenu, au début du 20e siècle, du gouvernement français, la concession pour l’exploitation des îles australes. Langouste à Saint-Paul et baleine à Kerguelen, les frères ne manquent pas d’idée. Ils dévoluent la création d’un port baleinier aux spécialistes de la question, les Norvégiens d’Aktieselskabet Kerguelen, qui investissent, en 1908, un million de couronnes pour construire une usine baleinière et un phare pour baliser l’entrée du chenal. Une flottille de plusieurs navires est constituée : le Jeanne d’Arc, transporteur d’huile de 1300 tonneaux et trois bateaux plus petits équipés de lance-harpon pour la chasse. Les Norvégiens lancent la première campagne de chasse à la baleine en 1909 et tuent 232 baleines. Deux ans plus tard, avec 86 captures d’une ressource déjà épuisée, la chasse n’est plus rentable. Ils se tournent alors vers la chasse à l’éléphant de mer. Une centaine d’ouvriers souvent accompagnés par leur famille s’entassent dans les maisons du port. La guerre arrive, l’exploitation s’arrête puis reprend avec des capitaux anglais dans les années 20. Et puis tout s’arrête. Le site commence alors sa lente dégradation. La rouille envahit les machine-outils, les chaudières s’effondrent. Les maisons des ouvriers tombent en ruine.
Une illusion de fjord norvégien, au fond du golfe de Morbihan.
Au début des années 2000, les TAAF ont mené une campagne de réhabilitation de deux maisons et de l’atelier. Désormais utilisé comme cabane par les scientifiques, le patrimoine de Kerguelen a trouvé une autre vocation. Il n’en reste pas moins émouvant et un peu surréaliste. Comme le témoignage de l’obstination des hommes à se mesurer à la nature.
La rouille a envahi les vieilles chaudières de PJDA.
Le retour sur le Marion pour notre dernière nuit à Port-aux-Français est songeur. Et contemplatif. Perchés sur l’étrave du bateau, on se laisse guider dans les passes étroites du golfe du Morbihan, au milieu des îles au nom évocateur, l’île longue, l’île haute, l’île au cimetière… peut-être y a-t-il, ici aussi, 365 cailloux jetés par un géant austral…
35 nœuds de vents fouettent brutalement le tribord de notre navire. Nous ne sommes décidément pas au fond d’un fjord.
Le golfe du Morbihan : dernière navigation dans les eaux de Kerguelen.
Dernier mouillage devant Port-aux-Français. Dernière journée à terre, à la découverte des cormorans de Kerguelen et des manchots papous. Dernier verre à Totoche, dernier salut sur la DZ, on ne s’habitue jamais aux départs.
Kerguelen s’éloigne, comme un songe, sous les lumières d’une aurore australe.
On l’a peut-être rêvé finalement…
Caroline Britz